Natalie DEPRAZ
2020
Les « réseaux de neurones convolutifs pour l’apprentissage profond » sont des « boîtes noires » qui produisent des prédictions et des artefacts étonnants, sans qu’on puisse en assimiler la logique à nos catégories cognitives et à nos habitudes épistémologiques en matière de relation entre pratique et théorie scientifique. Ces technologies ont comme conditions de possibilités la mise à disposition de très grandes quantités de données numériques et de moyens de calcul très performants, afin de mettre à profit de récentes améliorations d’algorithmes connus depuis les débuts de l’intelligence artificielle pour proposer des prédictions sans produire d’explications en terme d’une quelconque théorie de domaine.
Toutefois, nous manquons encore de représentations adaptées aux mondes propres à ces réseaux apprenants : produire ces « représentations » (quitte à interroger l’usage même de cette notion et à lui substituer celles, plus pragmatiques, d’opération et de génération), en formaliser des théories et les rendre accessibles à des non-informaticiens pose des problèmes scientifiques, technologiques et épistémologiques passionnants. Dans un nombre croissant de cas (perception visuelle, coordination sensori-motrice, mémoire procédurale, contrôle moteur, anticipation, coordination sociale, etc.), il ne semble pas nécessaire de devoir recourir à la propriété de la « représentation mentale » pour produire des explications et des prédictions théoriques. D’autres propriétés non-représentationnelles seront alors invoquées : le couplage entre variables (Tony Chemero), les attracteurs dans un système dynamique (Tim van Gelder,), l’intentionnalité motrice (Hubert Dreyfus, Andy Clarke), la sensibilité à l’information et aux signaux environnementaux (Dan Hutto), les habitudes et le couplage sensori-moteur (Francisco Varela, Ezequiel Di Paolo).
Une approche originale pour travailler ces questions pourrait être de mobiliser la méthode phénoménologique en philosophie.
Natalie Depraz est une philosophe française, spécialiste de philosophie allemande, de phénoménologie et, plus avant, de Edmund Husserl. Elle est Professeure à l’Université de Rouen et Membre Universitaire des Archives-Husserl à l’École normale supérieure (ENS/CNRS).
Elle est l’auteure d’une douzaine ouvrages dont Attention et vigilance, à la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives (2014) et La surprise du sujet. Un sujet cardial (2018), traductrice de nombreux textes de Husserl et de Fink et éditrice d’une vingtaine d’ouvrages collectifs.
À partir de 1995 et jusqu’à la mort de Francisco Varela en 2001, elle travaille en étroite collaboration avec le neurobiologiste, ainsi qu’avec le psychologue Pierre Vermersch, avec lesquels elle écrit A l’épreuve de l’expérience : pour une pratique phénoménologique (2011), paru en anglais dès 2003 sous le titre : On becoming aware. A pragmatics of experiencing.